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Non, la classe inversée ne renforce forcément les inégalités scolaires

Dans un article publié le 24 octobre 2015, le professeur Lyonel Kaufmann dont je partage de nombreuses publications et réflexions, diffusait sur son blog une synthèse d’un article de Kris Shaffer sur le travail à la maison. Intitulé « Quand le BYOD et la classe inversée renforcent les inégalités scolaires », l’article s’est rapidement diffusé sur les réseaux sociaux et a suscité de nombreuses réactions sur le mode « AhAh, on vous l’avait bien dit !« .

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Curieux d’en apprendre davantage sur cette nouvelle étude qui prétend balayer en quelques lignes l’une des caractéristiques de la #PEPS, j’ai pris le temps d’aller lire l’article de Kris Shaffer dans sa version originale.


Cette réflexion démarre sur une idée assez simple et largement partagée : tout travail à la maison est potentiellement producteur d’inégalités scolaires.

En effet, le moindre exercice réalisé en dehors de la salle de classe risque de mettre en difficulté une partie des élèves qui n’auront peut-être pas totalement assimilé les bases nécessaires à la réalisation de cette activité, ou bien n’auront même pas accès à un lieu pour travailler au calme. Dès lors, une différenciation peut apparaître entre les élèves encadrés par un parent (ou un professeur particulier rémunéré par les parents) et ceux qui ne bénéficient pas d’un soutien intellectuel et/ou logistique en dehors de l’établissement scolaire. Concrètement, Kris Shaffer rappelle que ces différences dans l’organisation du travail à la maison traduisent souvent une inégalité socio-économique entre les familles des élèves.

Mais l’auteur de cet article explique ensuite que cette création d’inégalité quasiment intrinsèque des systèmes scolaires est aggravée depuis quelques années par :

  • La pratique du BYOD (Bring your own device), c’est-à-dire la possibilité laissée aux élèves d’apporter leur propre matériel,
  • La pratique de la classe inversée (Flipped Classroom ou Inverted classroom).

Si les réflexions proposées par ce collègue sont intéressantes et méritent d’être débattues, les comparaisons triomphalistes rencontrées sur les réseaux sociaux par des professeurs soucieux d’enterrer la classe inversée avant même de lui avoir laissé le temps d’éclore me semblent prématurées.

Il convient en effet de noter que ce collègue enseigne la musique à l’université aux Etats-Unis. Les problématiques rencontrées sont dès lors difficilement transposables au contexte du secondaire en France. Quelques exemples précis dans son propos nous permettent d’ailleurs assez rapidement d’appréhender les limites d’une démarche comparative :

  • Le BYOD est évoqué comme une pratique quasiment naturelle qu’il ne prend d’ailleurs pas vraiment le temps d’expliquer. Son développement est en effet incomparable avec le modèle français où la question de l’équipement des établissements par l’Etat et les collectivités territoriales reste la règle, bien que des expérimentations peuvent être ponctuellement rencontrées.
  • La pratique du BYOD est d’ailleurs possible car les établissements scolaires américains sont généralement équipés d’un Wifi dans un contexte de développement de l’Internet bien différent du nôtre. Comme le rappelle Kris Schaffer, tous ses étudiants n’ont pas un accès similaire à une connexion Internet et certains peuvent rencontrer des difficultés pour regarder les vidéos transmises les soirs où la plateforme Netflix diffuse un nouvel épisode d’une série à succès. Aux Etats-Unis, les fournisseurs d’accès tentent en effet d’imposer progressivement une tarification différenciée en fonction du débit et du volume de données transmises tandis que, pour le moment en France, les abonnements d’Internet fixe sont relativement égalitaires. Concrètement, cela signifie que la plupart des élèves américains ont certes accès à Internet, mais qu’en fonction du forfait choisi par leurs parents, ils ne pourront pas forcément regarder une vidéo haute définition en ligne.

Dès lors, dans ce contexte précis, les inégalités scolaires peuvent en effet être renforcées par les inégalités socio-économiques.


Il convient cependant de préciser au terme de cette présentation que Kris Schaffer n’en a pas pour autant abandonné complètement la pratique de la classe inversée. Il l’a simplement pensé et adapté à son contexte pédagogique et matériel d’enseignement en proposant d’ajouter une nouvelle dimension à la traditionnelle taxonomie de Bloom qui n’avait à l’époque (les années 1950) pas vraiment les moyens d’anticiper une telle évolution.

C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles ce blog utilise assez rarement l’expression de « classe inversée » qui conduit souvent à des raccourcis réducteurs. La pédagogie participative et sociale n’est en effet pas seulement une mise en oeuvre de la classe inversée, mais une réflexion sur le potentiel offert par de nouveaux outils, ressources et pratiques, notamment pour lutter contre les inégalités produites actuellement par notre système scolaire. La pratique de la « classe inversée » n’étant finalement qu’un aspect parmi d’autres dans une démarche visant à discuter :

  • Des considérations matérielles qui doivent nous inviter à défendre un modèle d’équipement publique des établissements scolaires au regard de la situation de nos collègues américains,
  • Du travail à la maison qui reste nécessaire à un certain niveau de formation, mais qui doit être limité et réfléchi afin de ne jamais mettre en difficulté un élève qui n’aurait pas le soutien humain ou le matériel nécessaire,
  • Des ressources qui doivent être adaptées au contexte documentaire dans lequel nos élèves sont immergés,
  • Des outils qui doivent aussi être adaptées au contexte culturel et social dans lequel vivent nos élèves, mais qui peuvent aussi fournir de nouvelles pistes pédagogiques et technologiques pour lutter contre les inégalités scolaires véhiculées par notre système depuis plusieurs décennies.

Par conséquent, la « classe inversée » peut certes renforcer les inégalités scolaires, mais seulement si elle n’est pensée que sous l’angle d’une modernisation technique des pratiques ancestrales qui renforcement les différenciations socio-économiques. A l’inverse, on peut aussi considérer son formidable potentiel pédagogique et considérer que ces nouvelles méthodes, ressources et outils permettront peut-être de répondre enfin à l’un des principaux défis de l’enseignement.

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Considérations matérielles

Le sujet est pour le moins sensible. Aborder la question matérielle invite bien souvent à évoquer celle des promesses électorales d’équipement non tenues, des inégalités gigantesques entre établissements, voire entre équipes au sein d’un même établissement, mais aussi de la maintenance qui fait bien souvent défaut et qui conduit de nombreux collègues à abandonner progressivement les salles informatiques.

Ce sentiment de frustration est d’ailleurs entretenu par les médias, y compris spécialisés dans le domaine de l’éducation, qui n’ont de cesse de vanter les dernières technologiques innovantes et les applications à la mode. Or, les problématiques rencontrées sur le terrain sont très éloignées de ces expériences qui relèvent souvent davantage de la vitrine technologique que de l’exercice pédagogique. Il suffit d’ailleurs pour s’en convaincre d’observer attentivement les bannières publicitaires ou placements de produits dans les articles et reportages sur ces pratiques innovantes pour se rendre compte qu’il s’agit souvent d’une discrète opération de communication commerciale en réponse à un équipement assurée par une entreprise.

Des difficultés latentes sur le terrain

Concrètement, la majorité des collègues est confrontée à différentes limites et difficultés latentes qui ont été particulièrement bien résumées par Jean-Loup BOURRISSOUX dans cet article de Maryline Baumard sur le blog Education du journal Le Monde :

  • L’acquisition d’un matériel inadapté, voire incompatible, à l’enseignement par des collectivités territoriales qui réalisent un investissement d’affichage politique à destination des parents-électeurs, mais qui ne prennent pas toujours le temps de consulter les équipes éducatives.
  • L’équipement presque exclusif des salles de classe, mais très rarement des enseignants qui sont pourtant censés être les premiers à utiliser ce matériel pour préparer leurs cours avant de former leurs élèves à les utiliser. Une fois plongé dans le système, on oublie en effet un peu trop souvent que l’Education nationale est l’un des rares milieux professionnels où l’intendance éclate en fou rire (quand elle nous vous accuse pas de vol) lorsque vous venez demander un stylo et des feuilles pour travailler… alors vous imaginez bien un PC ou une tablette !
  • La formation initiale et continue des enseignants dans ce domaine est encore bien faible. Un module de formation devrait accompagner systématiquement l’installation de nouveau matériel dans un établissement, au risque de le voir prendre la poussière pendant des mois comme cela est hélas trop souvent le cas.

Une fois dépassées ces difficultés initiales (c’est-à-dire quand l’enseignant s’est acheté son propre matériel, qu’il s’est auto-formé et adapté à l’équipement en place dans son établissement), d’autres obstacles devront être surmontés :

  • Si l’investissement en équipement est généralement pris en charge au niveau académique et/ou des collectivités territoriales, l’installation et l’entretien est ensuite géré au niveau des établissements. Cela conduit souvent à un manque de cohérence qui donne lieu à des situations cocasses. J’ai ainsi eu l’occasion de croiser récemment une flotte de tablettes (environ 5000 euros d’investissement) restées dans leurs emballages parce que l’établissement n’avait pas compris qu’il fallait aussi commander un routeur wifi pour les faire fonctionner… De même, j’ai aussi vu un TBI installé depuis plusieurs années dans une salle sans stylet ni logiciel parce que l’ensemble de l’équipe semblait penser qu’il s’agissait d’un simple support de projection…
  • Si la plupart des « plans numériques » mettent en avant l’investissement en matériel (calculé en nombre d’ordinateurs ou de tablettes), rares sont ceux à évoquer la question pourtant cruciale des connexions à Internet. N’importe quel enseignant pourra témoigner de son désespoir face à une activité préparée pendant des heures et qui fonctionnait parfaitement chez lui… mais qui finalement n’a jamais fonctionné dans la salle informatique de l’établissement car la lecture par 25 ordinateurs en même temps d’une petite vidéo n’est pas supportée par le réseau !  Si ce genre de mésaventure peut prêter à sourire, elle explique en fait l’abandon total de l’outil informatique par nombre de collègues. L’actuel gouvernement semble cependant avoir pris la mesure de ce problème en proposant un « plan très haut débit » attendu avec impatience.
  • Cette nécessité devient d’ailleurs de plus en plus pressante non seulement pour accompagner le déploiement des tablettes, mais aussi pour suivre l’évolution des pratiques et des ressources numériques qui proposent de moins en moins de logiciels et de plus en plus d’applications en ligne. Or, là aussi, il y a une nécessité d’adaptation et de réflexion de l’Education nationale face à la multiplication des éditeurs privés qui proposent des applications ludiques, innovantes, adaptées aux attentes des élèves et des enseignants… mais qui sont très souvent payantes et par conséquent inaccessibles pour la plupart des établissements qui n’ont pas les moyens de s’y abonner. Ne serait-il pas possible d’envisager une politique de coopération de l’Education nationale avec ces entreprises afin de les aider financièrement à se développer en échange d’un accès gratuit pour les élèves et enseignants ?

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BYOD : solution pédagogique ou gestion de la pénurie ?

Dans l’attente de solutions de la part de l’institution, les équipes éducatives font souvent preuve d’une imagination créative époustouflante afin de contourner ces difficultés. Cependant, depuis la rentrée 2014, j’ai été particulièrement agacé par le développement d’une nouvelle tendance présentée par certains comme la prochaine étape incontournable du développement numérique en milieu scolaire : le BYOD (Bring Your Own Device), c’est-à-dire la possibilité pour les élèves d’apporter en classe leur matériel personnel).

Si je n’ai personnellement pas attendu l’apparition de l’acronyme pour autoriser mes élèves à utiliser leur matériel en salle de classe, je reste pour le moment très sceptique sur la théorisation et la généralisation de cette pratique.

En effet, comme le révèle l’acronyme, le BYOD s’est d’abord diffusé dans les entreprises, puis dans les écoles anglo-saxonnes. L’idée initiale s’inscrit en fait dans l’évolution des pratiques professionnelles développée par les grands groupes américains qui visent à atténuer la distinction entre le temps de travail et le temps personnel. Elle s’est ensuite diffusée au sein du système éducatif avec une ambition éminemment pédagogique : permettre aux élèves de poursuivre leur progression et leur réflexion à leur rythme, y compris en dehors de la salle de classe. Or, une telle pratique n’est possible à l’école qu’à deux conditions :

  1. Que l’établissement scolaire soit doté d’une couverture Wifi permettant aux élèves de se connecter au réseau de l’établissement avec son matériel personnel,
  2. Que l’établissement soit équipé d’une flotte de matériel à destination des élèves qui ne peuvent pas apporter le leur, qui l’auraient ponctuellement oublié, ou qui font face à une panne.

Dans ce contexte, le BYOD est  tout à fait légitime et intéressant. Cependant, sa diffusion au fil des années et des pays perd progressivement cette idée initiale pour parfois aboutir à une simple gestion de la pénurie matérielle par extériorisation de l’équipement aux frais des familles.

Il suffit pour s’en convaincre de lire les nombreux articles relatant des pratiques de BYOD en France qui se résument souvent à donner des conseils pratiques aux collègues pour l’intégration du matériel personnel des élèves sans forcément en interroger les présupposés. Par ailleurs, il convient de mesurer le différentiel gigantesque qu’il existe entre les écoles américaines et les écoles françaises dans le déploiement du wifi. Encore une fois, à la lecture des témoignages des collègues qui pratiquent le BYOD, on s’aperçoit qu’il est généralement demandé aux élèves d’apporter non seulement leur matériel personnel, mais également d’utiliser leur forfait personnel !

A moins d’exercer dans un contexte particulièrement privilégié où l’ensemble des parents dispose des moyens d’équiper leurs enfants, ce genre de pratique est évidemment en totale contradiction avec les présupposés d’une pédagogie participative et sociale.

Quel matériel pour la PEPS ?

La question du matériel est souvent évoquée par les collègues lorsque je suis invité à présenter les principes de la PEPS. Le blog Historicophiles, les capsules vidéos, l’utilisation des réseaux sociaux… donnent parfois l’impression que sa mise en oeuvre serait réservée à des profs et élèves geek. Et pourtant, il n’en est rien !

Bien qu’il puisse facilement devenir un facteur de différenciation, l’utilisation du numérique dans le cadre de la PEPS vise au contraire à essayer de résoudre le problème des inégalités scolaires. Tous les outils testés et utilisés dans le cadre de la PEPS répondent à deux exigences initiales : gratuité et simplicité.

Ensuite, le niveau d’application de ces outils s’adapte en fonction des compétences, envies et équipements du prof et de ses élèves. Exerçant dans un établissement rural, tous mes élèves ne sont pas équipés d’un smartphone, la 4G n’est pas encore déployée et nous rencontrons des gros problèmes de débit sur les PC à certaines périodes. Et pourtant, cela fonctionne car je n’oblige pas les élèves à utiliser tous les outils, mais je les invite à choisir ceux qui correspondent le mieux à leur équipement et à leurs pratiques quotidiennes :

  • Niveau 1 : Si l’élève n’a pas de smartphone, ni de PC à la maison et qu’il n’utilise pas les réseaux sociaux, il a la possibilité d’aller régulièrement en étude ou au CDI pour réaliser les activités préparatoires qui sont disponibles au minimum une semaine à l’avance (bien que j’essaie généralement de les rendre disponibles de vacances à vacances, c’est-à-dire au moins 7 semaines à l’avance).
  • Niveau 2 : Si l’élève possède un ordinateur personnel connecté à Internet, un smartphone, mais refuse d’utiliser les réseaux sociaux à des fins scolaires, il est alors plus libre d’organiser son emploi du temps de travail et n’est pas contraint par les heures d’ouverture du CDI. Il a également la possibilité de se rendre régulièrement sur le blog, voire de s’abonner pour recevoir un mail à chaque actualisation, et peut utiliser Liberscol ou une adresse mail professionnelle pour me poser d’éventuelles questions. Néanmoins, je reste ferme quant à l’organisation des activités préparatoires à la maison. Puisqu’elles sont disponibles au moins une semaine à l’avance, aucune excuse n’est acceptée si, par hasard, l’ordinateur ou la connexion venaient à tomber en panne la veille de la date butoir… (lire à ce sujet l’article consacré au travail à la maison)
  • Niveau 3 : Si l’élève possède un ordinateur personnel connecté à Internet, un smartphone et accepte d’utiliser ponctuellement les réseaux sociaux à des fins scolaires (95% des élèves), une multitude de possibilités s’offrent à lui :
    • recevoir des notifications régulières l’informant des travaux à rendre, des mises à jour du blog, des absences du professeur, mais aussi recevoir régulièrement des informations complémentaires au cours qui sont publiées sur les réseaux sociaux.
    • Il peut utiliser les fils d’information Twitter ou Facebook pour poser des questions à l’ensemble de la communauté Historicophiles en ligne.
    • Il peut également utiliser la messagerie privée de Twitter ou Facebook, en plus de Liberscol et de mon mail professionnel, pour me poser une question (lire à ce sujet l’article consacré aux systèmes de communication périscolaires).

Les conditions matérielles qui sont actuellement les miennes en établissement ne me permettent pas encore de pousser la mise en oeuvre de la PEPS à un autre niveau qui pourrait cependant prendre cette forme :

  • Niveau 4 : Ma salle de classe est équipée d’une flotte de tablettes et d’une connexion Wifi (activée uniquement en cas de besoin pour limiter les ondes), ce qui me permet :
    • D’offrir la possibilité à mes élèves de venir avec leur matériel personnel et ainsi d’éviter la rupture technologique qu’il existe parfois entre leur domicile et l’établissement. Bref, d’utiliser le BYOD en respectant ses idéaux pédagogiques d’origine.
    • De mettre régulièrement à disposition des autres élèves des tablettes afin de ne pas extérioriser systématiquement les activités préparatoires en dehors de la classe,
    • De multiplier les occasions de validation des connaissances à l’issue de chaque séance (avec des outils de type Google Forms, EvalQCM, Socrative…) afin de pouvoir adapter le contenu du prochain cours en fonction de l’avancement des élèves,
    • D’aller encore plus loin dans la différenciation pédagogique en proposant plus facilement des activités en ligne permettant à chaque élève d’avancer à son rythme dans des tâches complexes décomposées en plusieurs modules (avec des outils tels que Canvas)
    • D’aller encore plus loin dans la solidarité et le travail d’équipe en classe en proposant des activités d’écriture collaborative (avec des outils tels que Google Doc, framapad…) qui encouragent la correction par les pairs et la coopération créative (indispensable notamment pour le travail sur les transitions).

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Peut-être l’année prochaine…